Fribourg, de notre envoyée spéciale
Cheminer le long du lac Léman, chalets en bois, prairies en fleur, Alpes à l’horizon, et débarquer à Fribourg, aux bords de la Sarine, pour rencontrer… un prêtre érythréen. Mussie Zerai vient de s’installer dans cette ville aux parmes et jaunes délavés, à la demande de son « bishop », pour s’occuper en Suisse des ouailles de sa communauté d’origine.
Il quitte Rome, où il a vécu plus de vingt ans, mais il garde son numéro de téléphone portable, et c’est le plus important pour sa mission. Au cours des dernières années, il est devenu l’ange gardien des migrants en perdition en mer Méditerranée, celui qu’ils appellent en dernier recours, quand ils sont désespérés, à bout de vivres, d’eau potable et d’essence pour avancer. « Mon téléphone est toujours ouvert, je reconnais tout de suite les appels de détresse, le numéro qui s’affiche est spécial avec des 888 et des chiffres inhabituels », indique-t-il autour d’un thé, en sachet, dans un restaurant-snack dénué de charme face à la gare ferroviaire.
Son regard noisette est bienveillant et familier, il parle tranquillement, en anglais, tenue simple, polo lâche, pantalon et chaussures de toile, barbe clairsemée de blanc, sac en plastique pour porter ses affaires.
Rien d’ostentatoire chez cet homme d’une quarantaine d’années. Attentif aux questions, il y répond précisément, sans chercher à plaire. Son téléphone sonne. C’est Ghirma, l’un des neuf survivants d’une odyssée mortelle en mars 2011. L’embarcation, un canot pneumatique, quitte les côtes libyennes le 27 avec 72 personnes à bord, des hommes, des femmes et des enfants fuyant la guerre et les traitements réservés aux Africains subsahariens.
Dans le
rapport d’enquête que le Conseil de l’Europe a consacré à ce drame, le nom de Mussie Zerai apparaît dès les premières lignes. C’est lui que les naufragés contactent en premier, c’est lui qui lance l’alerte initiale auprès des garde-côtes italiens.
Après 18 heures de navigation, les passagers s’inquiètent. Lampedusa n’est pas en vue, alors qu’on leur avait promis une île à portée de main. La mer est mauvaise, certains sont malades, l’humeur change. « Au vu de la situation, écrit la députée socialiste hollandaise Tineke Strik, chargée de l’investigation, ils décident d’utiliser un téléphone satellite pour appeler le père Zerai, dont le numéro leur a été donné comme personne à contacter en cas d’urgence. »
Mussie Zerai se souvient de la conversation : « Ils m’ont demandé de l’aide, ils m’ont dit qu’il y avait des femmes et des enfants, presque plus de kérosène et que les gens vomissaient. Leur bateau était supposé aller vite. Ils pensaient arriver à destination en 14 heures. À ce moment-là, ils n’avaient plus d’eau ni de nourriture. » L’homme d’église raccroche et appelle aussitôt, selon la procédure qu’il a lui-même rodée, le Centre romain de coordination des secours en mer. Il s’efforce d’être le plus concis possible : « Je donne le numéro du téléphone satellite, ce qui les aide à trouver l’exacte position du bateau, des indications sur la météo, la durée du trajet, le nombre de personnes, de femmes et d’enfants, leur nationalité, le type de problèmes qu’ils rencontrent. »
Cette fois-ci, ces données ne suffisent pas. Les garde-côtes ne parviennent pas à localiser l’embarcation. Et ils ne comprennent pas le capitaine ghanéen. Le père Zerai rappelle plusieurs fois, mais son interlocuteur ne sait pas se servir du GPS contenu dans son téléphone, « il me donne son emplacement après avoir fait le calcul avec un compas ». Ça ne marche pas.
Les autorités maritimes demandent alors qu’il envoie un SMS car les SMS renferment la position, « mais là, le capitaine ne répond pas, il n’a plus de batterie ». En contactant l’opérateur satellite Thuraya, elles réussissent à situer le bateau : il n’est qu’à environ 60 miles au large de Tripoli. Un appel de détresse est lancé à l’ensemble des navires circulant dans le canal de Sicile. Des hélicoptères survolent le canot, des bateaux de pêche aussi, et même un énorme navire de guerre, vraisemblablement engagé dans le cadre des bombardements de l’Otan en Libye.
Interrogés par la suite, les survivants décrivent tous un bâtiment de couleur blanc cassé ou gris clair, suffisamment proche pour distinguer des uniformes militaires. « Certains regardaient avec des jumelles et d’autres prenaient des photos de nous », a témoigné Ghirma au Conseil de l’Europe qui, dans son rapport, souligne que des passagers ont, à ce moment-là, sauté à la mer pour pousser leur bateau en direction du navire et que d’autres ont soulevé les cadavres des bébés et les corps des femmes malades ainsi que les réservoirs vides pour attirer l’attention. En vain.
Personne ne vient à leur secours, les passagers meurent les uns après les autres, à l’exception de quelques-uns, laissés à l’abandon sur ce bateau cercueil. « J’ai rappelé plusieurs fois pour avoir des nouvelles, indique Mussie Zerai, j’ai appelé la base de l’Otan à Naples, je leur ai dit, s’il vous plaît, retrouvez ces gens. Après une semaine, on a lancé un appel avec le HCR, mais rien. »
Le bateau échoue finalement sur des rochers à Zlitan, près de Misrata, à 160 kilomètres de son point de départ, rabattu sur les côtes libyennes. Les onze rescapés sont conduits en prison. Deux d’entre eux décèdent. Les autres sont transférés à Tripoli. Et quinze jours plus tard : « Quelqu’un m’appelle, au début, je ne comprends pas qui c’est. “Nous sommes les survivants”, me répète-t-il. C’était eux ! Ils étaient en Libye, en prison à Tripoli ! Ils étaient en mauvais état. Ils avaient faim, leur peau était desséchée à cause du soleil, du vent et de l’eau salée. Ils avaient survécu en buvant leur urine, ils étaient épuisés. J’ai fait intervenir l’évêque de la ville pour les libérer. »
Ghirma a perdu sa femme. Il vit aujourd’hui à Turin, en Italie, dans un centre d’hébergement en attente d’une réponse à sa demande d’asile. Mussie Zerai reste un repère pour lui, même sur terre. Quand ils raccrochent, ce lundi de juin, 200 kilomètres les séparent, ils promettent de se rappeler bientôt.
« On a une liste, avec tous les noms, c’est tout ce qui reste »
Le prêtre évoque un autre bateau fantôme parti le 22 mars 2011 dont il a perdu la trace et pour lequel aucune enquête n’a été lancée. À son bord, 350 passagers. « Dans les jours qui ont suivi, affirme-t-il, j’ai reçu 300 coups de téléphone de proches appelant des États-Unis, du Canada, d’Arabie saoudite, d’Angola, d’Érythrée, d’Éthiopie et de pays d’Europe, ils voulaient avoir des nouvelles, ils voulaient savoir si j’avais des informations, ils étaient morts d’inquiétude, mais je ne savais pas quoi leur dire. »
« J’ai écrit des lettres au gouvernement transitoire en Libye, à l’ambassade d’Italie là-bas, poursuit-il, j’ai demandé aux journalistes de se renseigner, mais jusqu’à aujourd’hui, nous sommes sans nouvelles de ces disparus. On a une liste, avec tous les noms, c’est tout ce qui reste. » Aucune trace de corps, aucune épave nulle part.
Il se rappelle aussi cet appel désespéré à l’issue un peu moins tragique : « Dans ce bateau, il y avait trois femmes enceintes, dont une qui allait accoucher. J’ai appelé les garde-côtes. Un navire militaire canadien est allé à leur rencontre. Des vivres et de l’eau leur ont été distribués, mais au lieu de les prendre en charge, ils leur ont montré le chemin de la Libye et leur ont dit de retourner là-bas. Les migrants ont dit “non, on n’y retourne pas”. Le navire canadien est parti quand même. Il les a laissés. Deux heures après, la femme a accouché. Du bateau, ils m’ont rappelé pour me prévenir. J’ai de nouveau contacté les garde-côtes, ils ont envoyé un bateau italien et un hélicoptère. Ils ont pris les femmes et les enfants et, plus tard, les autres ont pu être sauvés, sauf ceux qui étaient morts avant. »
À chaque fois, Mussie Zerai fait preuve de la même ténacité, quitte à harceler les autorités concernées. Il décompte une quinzaine d’appels au secours du printemps à l’été 2011, soit d'incessantes conversations pour démêler les situations.
Son numéro de téléphone, il le diffuse lui-même au début des années 2000 par radio, dans plusieurs émissions, quand les passages par la Méditerranée se multiplient et qu’il comprend que, parlant plusieurs langues, le tigrinya (parlé en Érythrée et en Éthiopie), l’arabe, l’anglais et l’italien, il peut être utile à ses compatriotes. « Si quelqu’un a un problème, s’il vous plaît, appelez-moi », disait en substance le message envoyé sur les ondes. Les chiffres magiques se répandent comme une traînée de poudre.
Jusque dans le désert d’où proviennent, ces derniers mois, les SOS les plus pressants. Après le pic observé en 2011 à la suite de la révolution tunisienne et de la guerre en Libye, les traversées par la mer se sont espacées. D’environ 50 000, parmi lesquelles au moins 1 500 décès selon le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, elles sont passées à quelques centaines. Le Sinaï est désormais au centre de ses préoccupations. Les actuelles expulsions de migrants africains par Israël, la manière dont ils sont raflés et parqués, tout cela le révulse.
« La situation est dramatique dans cette région à la frontière d’Israël et de l’Égypte, insiste-t-il. Je reçois des appels de migrants qui ont été pris en otages par des trafiquants qui exigent jusqu’à 60 000 dollars pour les libérer. Si leur famille ne paie pas, les ravisseurs menacent de les tuer. Et parfois ils le font et ensuite vendent leurs organes. »
En provenance de la Corne de l’Afrique, les exilés contournent la Méditerranée pour éviter les périls. Ils espèrent rejoindre Israël et y travailler pour gagner de l’argent. Mais, avant même qu’ils risquent de se faire tuer en franchissant la frontière, d’autres dangers mortels les attendent. « Les premiers appels d’otages du désert remontent à 2010. Ce sont eux qui m’ont informé de ce trafic. Ils fuient la Somalie, l’Éthiopie ou l’Érythrée. En chemin, ils sont vendus d’un groupe à l’autre avec la complicité de la police soudanaise. Ils subissent des violences, des tortures. Ils se retrouvent avec des brûlures de cigarette, des marques au fer rouge, on leur coule du plastique fondu sur la peau et les femmes sont victimes d’abus sexuels », témoigne-t-il.
Mussie Zerai ne comprend pas le mutisme de la communauté internationale. Les quelques reportages, de CNN et d’Al Jazeera notamment, n’ont pour l’instant donné lieu à aucune enquête officielle d’aucun pays. Ayant communiqué sur le sujet, il reçoit ses premières sollicitations. Le département d’État à Washington et certains hauts fonctionnaires à Bruxelles semblent tout juste s’émouvoir de ses descriptions.
Lui est habité par ces voix, mélange de peur et de tension, qui l’appellent. Comme celle de cette jeune fille de 16 ans : « C’est la première personne à s’être servie de mon numéro. Elle était érythréenne, elle avait fui son pays avec sa mère. Au Soudan, elle avait été violée par le patron qui employait sa mère comme domestique. Elle s’est retrouvée seule à Koufra en détention en Libye, sa mère étant morte en route. Là, elle a de nouveau été victime de violences sexuelles. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai appelé le HCR, j’ai insisté pour qu’ils interviennent, j’ai contacté l’évêque pour qu’il lui apporte son soutien. »
« Soit ils paient et sont libérés, soit ils sont battus et maintenus en esclavage »
Ces récits résonnent peut-être d’autant plus que Mussie Zerai fuit son pays à l’âge de 17 ans. Une quinzaine d’années auparavant, son père, ingénieur chargé du Plan au côté du roi Haïlé Sélassié, avait ouvert la voie de l’exil. À la suite de la destitution de l’empereur, cet homme lettré avait été arrêté par les militaires. Sa famille, installée à Asmara, avait dû payer pour le libérer. Il avait choisi l’Italie.
Sans hésiter non plus, son fils prend la direction de Rome quand il est sommé d’intégrer l’armée : « J’avais en tête de devenir prêtre depuis l’adolescence. En plus, j’avais un peu appris l’italien car il y avait une église à côté de la maison. J’y allais pour écouter les prêches. Il y avait les liens culturels liés à la colonisation. Nous avions chez nous des ouvrages en italien que je lisais. Aujourd’hui, cette langue est devenue ma langue maternelle. »
À son arrivée, « par avion, avec un visa régulier », Mussie Zerai enchaîne les petits boulots, « comme tous les migrants », vendeur, réceptionniste dans un théâtre, nettoyage, « tout et n’importe quoi ». « Cette expérience a été importante car elle m’a fait connaître le prix des choses », indique-t-il, comme si son enfance avait été préservée de ce type de soucis. Il obtient le statut de réfugié et, en 2010, est ordonné prêtre, après plusieurs années d’études philosophiques et théologiques. Il est alors logé au Vatican, « dans le collège éthiopien et érythréen fondé en 1481 ».
Sain et sauf et protégé, il crée dès 2006 son association,
Habeshia,
« cela signifie mixte, mélangé », du nom de la population en majorité chrétienne orthodoxe d’Érythrée et d'Éthiopie. Poussés sur les routes de l’exil par les combats, ses compatriotes se retrouvent éparpillés en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Europe, dans les campements de passage des demandeurs d’asile, comme à Patras en Grèce, à Bari en Italie ou à Sangatte en France. Il veut les guider et
« donner sa voix aux sans-voix ».
Il a peu de moyens, mais son numéro de téléphone est déjà passé de mains en mains. Vénéré par les quelques militants associatifs qui le connaissent, il relaie autant que possible la parole des migrants auprès d’élus italiens et de responsables européens. « Les gens meurent dans le désert ou en Méditerranée dans l’espoir d’une vie meilleure, constate-t-il.Pourquoi l’Union européenne ne leur donne-t-elle pas une chance ? Pourquoi l’Europe referme-t-elle ses frontières ? Plus les États membres durcissent leur législation, plus ils empêchent les migrants et demandeurs d’asile de venir légalement. Personne ne veut être clandestin. Les gens préféreraient avoir un visa et être en règle. Mais comme on le leur refuse, ils n’ont pas d’autre solution que d’emprunter les chemins dangereux. Pourquoi l’UE ne veut-elle pas voir les conséquences de sa politique ? Quand elle ferme ses frontières, elle sert les intérêts des passeurs. »
Sa colère ne vise pas seulement les pays du nord de la Méditerranée. Mussie Zerai est aussi fâché contre les nouvelles autorités libyennes : « Rien n’a changé par rapport au temps de Kadhafi. Il y a trois semaines, j’ai reçu deux appels, l’un de Benghazi, l’autre de Koufra. Les migrants en rétention se plaignent de la manière dont ils sont traités. Soit ils paient et sont libérés, soit ils sont battus et maintenus en esclavage. Certains m’ont dit qu’ils avaient passé plusieurs jours enfermés dans le noir sans voir la lumière. En même temps, le gouvernement fait ce que les Européens lui demandent. On exige d’eux qu’ils stoppent l’immigration, il faut bien qu’ils mettent ceux qu’ils arrêtent quelque part. »
Progressivement, la Libye ré-endosse son rôle de garde-frontière de l’UE. Mais cela ne suffit pas à empêcher les migrants de migrer. Après plusieurs mois de trêve, les périples par la mer reprennent en mars 2012 en raison des meilleures conditions météorologiques. Convaincu que sa tâche ressemble à celle de Sisyphe, le prêtre-vigie s’inquiète d’abord de sa mutation en Suisse. Comment allait-il pouvoir venir en aide aux siens depuis les vallées verdoyantes et les monts enneigés ? Mais son évêque le rassure. Avec les moyens modernes de communication, il pourrait continuer comme avant.
Le dernier appel au secours remonte à début juin. « Le problème, avance-t-il, c’est quand je n’ai plus de crédits sur ma ligne téléphonique italienne. J’ai peur que des gens cherchent à me joindre et ne me trouvent pas. » Mussie Zerai ne peut compter que sur lui-même. Malgré les services rendus, il ne reçoit aucun financement ni de l’église, ni d’un quelconque gouvernement. « Heureusement, lance-t-il philosophe, je n’ai pas de femmes, ni d’enfants, je peux me consacrer aux migrants. »